mardi 15 mars 2016

Réflexion comparative : Poutine et le Prince de Machiavel - Alexandre Hoffarth 2008

Le système Poutine : le Prince de la Grande Russie
Alexandre Hoffarth, 2008

Ce travail de recherche n’est pas d’analyser les conséquences du système politique russe actuel mais bien de comprendre la philosophie politique du Poutinisme qui est un « idéal-type » de la combinaison de divers apports philosophique dans les mains d’un seul homme. Pour cela, nous allons utiliser dans ce travail les pensées de divers auteurs qui ont marqué l’évolution des idées politique. Par ce moyen nous essaierons de montrer en quoi Poutine peut être considéré à bien des égards comme le prince moderne que Machiavel théorisait. Mais cela n’est pas tout, Poutine serait-il un produit de l’histoire politique de son pays ?
Dans la première partie du travail, nous exposerons les idées pertinentes qui par leur agrégat a pu donner la situation actuelle que nous connaissons.
Dans la seconde partie, nous donnerons les éléments qui caractérisent le "Poutinisme idéologique" afin de comprendre la naissance du Prince sauveur de la nation Russe.
Pour conclure, nous conclurons sur une explication personnelle et critique sur le développement du "Poutinisme", du Prince moderne.

La base philosophique du "Poutinisme"
Le développement d’un système politique repose bien souvent sur la culture nationale et philosophique d’une nation ainsi que son histoire. Cependant, le système politique ne se construit pas immédiatement et une évolution de la pensée est nécessaire afin d’élaborer une organisation efficace.
En dépassant le cadre simple de l’État de Droit, le Poutinisme, de par son idéologie, se place dans la droite ligne de l’État-Nation et de l’État Savant, deux conceptions modernes de la notion d’État dont il tire sa force.

Tout d’abord il faut présenter l’État-Nation en tant que philosophie basée sur le culte de la nation à laquelle on appartient afin de se défendre face aux autres États. En Europe, en incluant la Russie, le nationalisme étatique est véritablement né lors de l’invasion de l’Espagne par Napoléon 1er, puis surtout, en Russie impériale lors de la Campagne de Russie. Toutefois, l’idéologie nationaliste s’étend partout en Europe au 19ème siècle avec en particulier la philosophie du brandebourgeois Johann Gotlieb Fichte. Celui-ci a en effet théorisé la notion du « moi libre » initié par son maitre spirituel qu’était Kant. Il rompt avec son enseignement en rejoignant l’idéologie de Rousseau avec l’idée d’un contra social basé passé entre le peuple et ses dirigeants. C'est-à-dire une acceptation idéologique des acquis de la Révolution Française. Il est un partisan des rapports sociaux libre mais cependant pour que la liberté reste, il dit que : « seule la puissance de l’État est capable d’obtenir cette limitation et de maintenir l’unité, c’est en cela que je définis la citoyenneté »[1]
De plus il élabore la théorie de l’État commercial fermé où il conceptualise « un État autoritaire, la fonction d’organiser l’économie, afin d’augmenter la force de la nation, d’éliminer les conflits entre individus et de stimuler l’énergie allemande »[2]. En cela il veut donc unifier l’Allemagne en État-Nation. Il va même plus loin en affirmant que par sa langue philosophique qui a vu naitre Luther, Kant, Frédéric II, Goethe et tous les autres génies allemands, l’apogée de la culture allemande et occidentale. « L’Allemagne est la Nation par excellence, la Nation absolue. Elle n’a été abaissée que parce qu’elle a oubliée son Moi »[3]. Il est donc l’inventeur de la notion du droit du sang, du pangermanisme et également le précurseur de la notion d’histoire nationale en tant qu’idéologie politique conductrice.

En ce qui concerne l’État-Savant, il faut s’appuyer sur la pensée Wébérienne afin de comprendre les mécanismes actuels du régime Poutinien. Pour lui, il faut introduire au sein de l’État la notion de Geist (esprit en allemand) pour qu’un système de valeur puisse s’instituer dans les sphères étatiques et nationales. Cet esprit donne un sens profond au rôle du leader politique, puisque celui-ci entend représenter la nation toute entière, c'est-à-dire « la dimension du politique [4]» dans l’État. De ce fait, il existe donc trois dimensions indispensables au bon fonctionnement d’un système politique fondé sur la légitimité aussi bien charismatique que rationnelle.
Au niveau charismatique, Weber considère que c’est « la transcendance, un principe avec lequel le chef entretient une relation privilégiée »[5]. Le chef est donc charismatique et peu importent ses qualités propres puisqu’il est le seul qui détient l’autorité et la vérité. La délégation des pouvoirs est donc exceptionnelle voire un honneur.

Mais la domination est également le fait de conséquences rationnelles issues d’un corpus légal de règles.  « Les titulaires de l’autorité sont donc enfermés dans une sphère définie de compétence »[6]. C'est-à-dire que le pouvoir est donc établi par le droit et le rapport de violence légitime institué par celui-ci.

De ces dominations, Weber fait ressortir un caractère « sacré » qui lui semble nécessaire dans la formation d’un État où le chef à un pouvoir fort, un charisme déchainant les passions de la population. Pour cela il a identifié deux vecteurs sur lesquels le Führer doit s’appuyer : la communauté (Gemeinschaft) et la société (Gesellschaft). Dans le premier les individus sont intégrés à un tout social et agissent selon la tradition culturelle nationale ainsi que « habitus religieux », comme Bourdieu le disait, des données socioreligieuses. Dans le second, soit la société, les participants adhèrent en calculant leurs intérêts mutuels et agissent dans le but d’en obtenir de meilleurs.
Pour compléter la discussion sur l’État-Savant, il faut prendre en compte les apports de Vilfredo Pareto. Ce sociologue du courant ultra-positiviste affirme que la science doit être appliquée à toutes les sphères de la société, c'est-à-dire que la logique doit dominer. Pareto dénonce l’idéologie socialiste qui pour lui est une illusion puisqu’elle utilise comme fin en soit des moyens logiques comme la libération, la liberté, et des moyens autoritaires pour y arriver. Il y a donc une contradiction. Dans son Traité de Sociologie Générale la société doit être menée par des élites à la manière d’un Platon. Ces élites devront faire preuve de « leur art de la combinaison [7]» c'est-à-dire leur capacité d’adaptation et de renouvellement. Cependant, selon lui, l’histoire des actions des élites les usent et s’intellectualisent et oublient le contact des masses. Donc, on peut dire que Pareto juge que l’intellectualisation des élites les conduit inévitablement vers la rupture entre le peuple et le pouvoir, les élites doivent donc être faites d’actions et cela est confirmé par sa célèbre citation : « L’histoire est un cimetière d’aristocrates ».

De plus, Pareto recommande vivement aux dirigeants du 20ème siècle de faire « circuler les élites » afin de les renouveler pour ne pas qu’elles tombent dans l’inertie pour bien évidemment maintenir le pouvoir. « Et puisque c’est un fait que les élites font les sociétés, il faut une élite virile pour mener la masse »[8], de par cette phrase Pareto sera considéré comme le théoricien du « libéral-fascisme » avec toutefois la défense de la liberté de la presse qu’il considère comme vecteur de la science. Il conseillera Mussolini « Duce », dans ses actions et représentera l’Italie à la SDN. Il est caractérisé par Raymond Aron comme « un des premiers doctrinaires de l’anti-doctrinarisme, fanatiques du fait, pour lesquels les masses doivent inexorablement se soumettre à ce qui est »[9].
Les auteurs vus dans ce chapitre nous donnent un aperçu historique de la pensée de Poutine basée sur une alliance probable entre la domination, la science et la rationalité d’État. Dans le prochain chapitre, nous montrerons en quoi l’apport de Machiavel est important pour la compréhension du système Poutine.

La naissance du Prince
En étudiant Vladimir Poutine, nous savons qu’il est germanophile et maitrise parfaitement la langue de Goethe, il n’est donc pas étonnant que ses études des systèmes politiques et de la philosophie le conduisent à s’intéresser de près aux œuvres de Fichte, Weber et même l’italien Pareto. Mais s’il y a bien un penseur qui puisse résumer globalement la personne de Vladimir Poutine, c’est bien le florentin Nicolas Machiavel (1469-1527).
La pensée Poutine est d’une manière ou d’une autre influencée par la notion de raison d’État que Machiavel a théorisé au 15ème siècle. L’État, dans son ouvrage la première décade de Tite Live, est la fondation absolue initiée par l’Empire Romain par la conception d’un « acte législatif »[10]. De ce fait, la raison d’Etat est la dérogation à l’ordre établi, soit la féodalité de l’époque. Elle intervient en fonction d’une nécessité politique majeure : invasion ou guerre civile par exemple. C’est à ce moment que l’État se tourne vers la raison d’État pour justifier les moyens qui sont pris au niveau décisionnel pour préserver les intérêts nationaux, le bien commun. Ceci est nécessaire et Machiavel le nomme le « Necessitas non habet legem »  soit « La nécessité ne connaît pas la Loi »[11]. Pour le penseur italien Nicolas Machiavel, cette nécessité est définie comme l’affrontement permanent entre la vertu humaine, ici du Prince, ainsi que la « Fortune qui est aveugle, versatile et hostile »[12].
De là, la raison d’État se conjugue avec la rationalité qui fait d’elle un acte supérieur au dessus de tout autre acte étatique, tel le gouvernement, ou national. La raison d’État dépasse donc le cadre du citoyen lambda au profit des décideurs politique. L’application de la raison d’Etat implique donc un usage de la force en dehors de la légalité. C'est-à-dire  qu’à tout moment, la raison d’Etat peut utiliser la violence gratuite et comme Weber dirait, la violence légitime d’où elle tire son monopole de puissance. On pourrait donc, comme le veut la tradition populaire, ne retenir de Machiavel son « machiavélisme » politique de l’ascension immoral au pouvoir brut. Cependant ce serait évincer l’idée même de la politique du Prince que l’on retrouve ici avec Vladimir Poutine. Le Prince de Machiavel se doit d’unifier la nation et l’état afin d’en faire un état-nation comme on le connait aujourd’hui avec pour but ultime, instaurer la stabilité politique, dont l’avantage primordial est d’assurer la pérennité de l’État. Bien évidemment tous les moyens sont bons pour y arriver et c’est « l’homme vertueux » de Machiavel qui peut réussir à faire le pont entre l’État immatériel et abstrait avec le peuple matériel et concret.
Nous avons donc à faire ici au réalisme politique qui va dominer les nations jusqu’à notre époque et dont Poutine en est le représentant.

La violence règne donc dans la politique de Machiavel et l’on retrouve bien cette violence dans la Fédération de Russie aujourd’hui par l’application d’une verticale du pouvoir basée sur la force morale du chef de l’État, aujourd’hui du gouvernement russe. Poutine s’appuie sur un système bureaucratique et étatique d’une grande ampleur qui pourrait s’apparenter au système de l’URSS avec un centralisme d’état très présent. En reprenant la citation de la défunte journaliste Anna Politovskaia qui osa se dresser contre le puissant Prince : « Il n’y a eu ni manifestations, ni protestations de masse, ni actions de désobéissance civile. Le peuple a tout avalé et il a consenti à vivre sans démocratie. La population a donc entériné la restauration d’une nouvelle Union soviétique – une URSS légèrement retouchée, relookée, modernisée mais une URSS tout de même, dotée d’une sorte de capitalisme bureaucratique dans lequel les hauts fonctionnaires ont remplacé les oligarques des années 1990 ». Cette citation est à mettre en pratique avec l’idéologie et l’histoire russe. Politovskaia essaie de convaincre l’Occident que la Russie soviétique est de retour, c’est ne pas avoir une vision plus globale de la situation. En ce qui concerne les manifestations, la population ne pouvait s’en remettre à ce moyen de pression par le simple fait que Poutine fut désigné par Boris Eltsine en tant que successeur l’avenir de la Russie. Boris Eltsine bien que très contesté était bien avant de ses concurrents de l’époque soit le Parti Communiste Russe de Guennadi Ziouganov qui ressemblait plus à un « nostalgisme » soviétique. Le peuple voulait du changement. Poutine incarnait donc un certain espoir de la population à un avenir meilleur et surtout il unifia au moins les russes (majoritaires dans le pays) contre les tchétchènes, ennemis historique de l’Union Soviétique ; et la encore, il applique à la lettre Nicolas Machiavel en menant une guerre visant à unifier une fédération instable telle que la Russie. De plus, dans un contexte mondial, la guerre contre les tchétchènes est mise de coté par l’occident dans le simple fait qu’il combat des soi disant terroristes.
La verticale du pouvoir de Poutine exclue donc la pensée marxiste et celle du contrat social de Rousseau dans le fait que « les corps intermédiaires de la société »[13] , soit les systèmes de représentation législatif contrôlent l’État. Ceci est mis de coté au profit d’un système présidentiel fort visant à rassembler la population autour d’un homme, en l’occurrence Vladimir Poutine. Dans ce sens là, Poutine n’est pas l’héritier du système soviétique mais bien de la Russie Tsariste. A cet élément, il a récupéré la bureaucratie soviétique où il fut formé afin de faire de son État, un État-Savant comme nous l’avons vu, ainsi que scientifique dans le but d’optimiser les performances politiques et économiques.
Poutine utilise donc les mécanismes des théories réalistes mis en place par Nicolas Machiavel, soit un « homme vertueux » associé à un État-Savant, de droit, à la souveraineté mis en avant.

Conclusion critique
Le système Poutine est donc un assemblage de divers philosophies politiques que ce soit les penseurs réalistes comme Machiavel, nationalistes comme Fichte ou Pareto et même Platon dans le cadre de la République scientifique. Le parcours de cet homme est celui d’un produit d’un système défaillant que fut celui de l’Union Soviétique, seulement Poutine dans son mutisme de ses débuts au KGB voyait la Russie comme une grande puissance à remettre en marche. Pour cela, il s’appuya sur le sentiment national russe très vif aujourd’hui en unifiant son peuple autour de l’histoire de la Grande Russie.
En instaurant la Raison d’État comme ligne conductrice, Poutine utilise la verticale du pouvoir en étant au sommet de la pyramide. En ce qui concerne la démocratie, elle est à n’en point douter autoritaire. Elle est en fait à l’image de son chef du gouvernement (l’avenir nous dira si le président Medvedev est un fantoche) et agit légitimement étant investi par une volonté démocratique issue du suffrage universel, tout en réduisant le poids d’éventuels contre pouvoir de la société civile et l’espace qui existe entre le peuple et l’Etat. Néanmoins, les structures sociologiques démocratiques peuvent prendre davantage d’importance dans les pratiques et les consciences politiques russes, ce qui pourrait à plus long terme le spectre d’un nouveau totalitarisme. Personnellement, je ne pense pas que ce sera une nouvelle Union Soviétique mais peut être un « Bloc Russe » composé des républiques fédérées et des membres de la CEI. Poutine agit en Prince en élargissant son domaine en essayant de garder le contrôle de l’Ukraine et même d’annexer la Biélorussie dans une sorte de confédération que l’on nomme actuellement de Communauté économique Eurasienne (CEEA).
Dans tous les cas, la Russie d’aujourd’hui utilise un nouveau capitalisme que l’on peut qualifier de sauvage mais qui a néanmoins le mérite de relevé le niveau de vie général des Russes. D’autres diront même que le peuple russe a besoin d’un chef qui contrôle tout puisque historiquement la Russie fut toujours dans l’absolutisme, cette vision est tout de même contestée… Cependant selon Thierry Wolton dans son livre « le KGB au pouvoir », il met en garde contre l’emprise du pouvoir du FSB (KGB moderne) qui s’immisce dans toutes les sphères de l’Etat. Poutine lui-même étant un ancien membre[14].

Dans tous les cas, le régime de Poutine s’organise de manière rationnelle bafouant la démocratie libérale telle que nous la concevons en Occident. En établissant un État fort mais avec toutefois de lourdes carences sociales, Poutine met également sa personne en valeur en donnant l’image d’un homme fort qui donne à la Russie une stabilité que l’on ne pensait pas connaitre un jour. Mais Poutine est bien plus que ca, il est également le garant de la souveraineté Russe face à la mondialisation et son projet de « Grande Russie pour 2020 » n’est pas si farfelue pour le citoyen russe qui a connu les déboires du régime Eltsine.

Pouvons-nous donc penser que Poutine en instaurant un système proche du totalitarisme essaie par ce moyen de conserver la souveraineté nationale russe face aux forces économiques mondiale, des mondialistes et autres obscurantistes modernes, et même en allant plus loin, de prendre une revanche sur le passé de la Russie ?



Bibliographie :
  1. 1-      Fichte, Johann Gotlieb (1807), Discours à la nation allemande
  2. 2-      Fichte, Johann Gotlieb (1800), L’État commercial fermé
  3. 3-      Weber, Max (1959), Le Savant et le Politique
  4. 4-      Pareto, Vilfredo (1916), Traité de Sociologie Générale
  5. 5-      Pareto, Vilfredo (1903), Les systèmes socialistes
  6. 6-      Aron, Raymond (1972), Etudes politiques
  7. 7-      Machiavel, Nicolas (1980), Le Prince et autres textes
  8. 8-      Rousseau, Jean-Jacques (1964), Du Contrat Social
  9. 9-      Wolton, Thierry (2008), Le KGB au pouvoir





[1] Fichte, Johann Gotlieb (1807), Discours à la nation allemande
[2] Fichte, Johann Gotlieb (1800), L’État commercial fermé
[3] Fichte, Johann Gotlieb (1807), Discours à la nation allemande
[4] Weber, Max (1959), Le Savant et le Politique
[5] idem
[6] idem
[7] Pareto, Vilfredo (1916), Traité de Sociologie Générale
[8] Pareto, Vilfredo (1903), Les systèmes socialistes
[9] Aron, Raymond (1972), Etudes politiques
[10] Machiavel, Nicolas (1980), Le Prince et autres textes
[11] idem
[12] idem
[13] Rousseau, Jean-Jacques (1964), Du Contrat Social
[14] Wolton, Thierry (2008), Le KGB au pouvoir

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